Brol #46 – Mary Carmichael
Publié le 3 avril 2020
Elle n’était pas un « génie » – c’était évident. Elle ne possédait rien qui ressemble à l’amour de la Nature, l’imagination farouche, la poésie sauvage, l’esprit brillant, la sagesse contemplative de ses grandes aînées, lady Winchilsea, Charlotte Brontë, Emily Brontë, Jane Austen et George Eliot ; elle ne savait pas écrire avec la mélodie et la dignité de Dorothy Osborne – elle n’était rien de plus, à vrai dire, qu’une fille intelligente dont les livres seraient sans doute pilonnés par les éditeurs dans les dix ans à venir.
Cependant, elle avait certains avantages dont manquaient, il y a ne serait-ce qu’un demi-siècle, des femmes d’un talent bien supérieur. Les hommes n’étaient plus, pour elle, « le parti adverse » ; elle n’avait pas besoin de perdre son temps à les démolir ; elle n’avait pas besoin de grimper sur un toit et de ruiner la paix de son âme à désirer en vain voyager, faire des expériences et connaître le monde et les gens. La peur et la haine s’étaient presque envolées, il n’en restait que des traces visibles seulement à une certaine exagération de la joie de la liberté, et une tendance, dans son traitement de l’autre sexe, au caustique et au satirique plus qu’au romantique.
Et il ne faisait aucun doute que, comme romancière, elle profitait de certains avantages d’un ordre plus élevé. Elle était douée d’une sensibilité très large, vive et libre, qui réagissant à des contacts presque imperceptibles. Comme une plante qu’on vient de sortir à l’air libre, elle se délectait de tout, vue et son ; mais aussi, avec subtilité et curiosité, de choses presque inconnues, peu répertoriées ; elle s’illuminait aux petites choses et montrait que peut-être elles n’étaient pas si petites. Elle portait à la lumière des choses enfouies, et l’on se demandait quel besoin il y avait eu de les enfouir.
Toute maladroite qu’elle était, et sans ce repérage inconscient, fruit d’une longue descendance, qui fait du moindre tour de plume d’un Thakeray ou d’un Lamb un délice pour l’oreille, elle avait – commençai-je à penser- maîtrisé la première grande leçon ; elle écrivait en femme, mais en femme qui a oublié qu’elle est une femme, de sorte que ses pages étaient pleines de cette curieuse qualité sexuelle qui vient seulement quand le sexe est insconscient de lui-même. Tout cela était à porter à son crédit. Mais ni l’abondance de sensations ni la finesse de perception ne compteraient à moins qu’elle ne bâtisse, avec le fugace et le personnel, un édifice durable et résistant.
J’avais dit que j’attendrais jusqu’à ce qu’elle se confronte à une « situation ». Je voulais dire par là jusqu’à ce qu’elle prouve, en rassemblant ses forces, et par certains signes qui ne trompent pas, qu’elle n’écumait pas seulement la surface mais qu’elle rgardait dessous, dans les profondeurs. Voici venu le temps (se dirait-elle, à un certain moment) où sans rien faire de violent je peux montrer le sens de tout cela. Et elle commencerait – cette accélération ne ment pas ! – à faire ses signes et rassembler ses troupes ; alors remonteraient dans la mémoire, à demi oubliées, des choses peut-être tout à fait triviales lâchées çà et là au long des chapitres précédents. Et elle ferait sentir leur présence pendant que quelqu’un serait là à coudre ou à fumer une pipe aussi naturellement que possible, et on se sentirait, en suivant son écriture, comme si on était monté au sommet du monde et qu’on le voyait étendu avec une grande majesté sous nos yeux. En tout cas, elle essayait.
Et pendant que je l’observais qui gagnait du temps avant l’épreuve, je vis, j’espérai qu’elle ne voyait pas, les évêques, les doyens, les docteurs et les professeurs, les patriarches et les pédagogues, tous après elle à lui crier conseils et avertissement. Vous ne pouvez pas faire ci et vous ne devez pas faire ça ! La pelouse n’est autorisée qu’aux professeurs et aux étudiants ! Les dames ne sont admises qu’avec une lettre d recommandations ! Les gentes et gracieuses aspirantes romancières, par ici ! Et ils étaient tous après elle comme la foule contre une barrière au champ de courses, et son épreuve c’était de sauter sa barrière sans regarder ni à droite ni à gauche.
Arrête-toi pour les maudire et tu es perdue, lui dis-je ; idem si tu t’arrêtes pour rire. Hésite ou tâtonne, et c’est la fin. Ne pense qu’à sauter, l’implorai-je, comme si j’avais misé sur elle tout mon argent ; et elle survola l’obstacle comme un oiseau. Mais il y avait encore une barrière et encore une autre plus loin. Avait-elle le pouvoir de tenir, j’en doutais, car les applaudissements et les cris usaient les nerfs. Mais elle fit de son mieux. Si l’on considère le fait que Mary Charmichael n’est pas un génie, mais une fille inconnue qui écrit son premier roman dans un petit studio, sans disposer d’assez de ces choses désirables, le temps, l’argent et le loisir, elle ne s’en sortait pas si mal, me dis-je.
Donnez-lui encore cent ans, conclus-je en lisant le dernier chapitre – les nez des gens et les épaules découvertes se montraient nus sur le ciel étoilé, car quelqu’un avait brusquement tiré le rideau sur le salon -, donnez-lui un lieu à elle et cinq cent livres de rente, laissez-la s’exprimer et ôter la moitié de ce qu’elle raconte aujourd’hui, et elle écrira un meilleur livre un de ces jours. Elle sera poète, dis-je, en replaçant L’aventure de la vie, de Mary Charmichael, au bout de l’étagère, elle sera poète dans cent ans.
Virginia Woolf, 26 octobre 1928
(à la première lecture de ce texte, fin d’adolescence, tout début de l’âge adulte, époque où tu es à la fois si fragile et tellement rempli de certitudes, complètement ignorant mais absolument immortel, je me souviens tellement distinctement avoir eu le sentiment que Virginia me parlait, à moi, que Mary Charmichael, c’était moi, je me souviens m’être dit qu’il me restait vingt ans pour arriver aux cent ans qui feraient d’elle une poète, je m’en souviens aujourd’hui comme d’un coup de poing dans la figure)
—PS : il me reste donc 8 ans