Brol #17 – Moralisme & B.C.
Publié le 16 octobre 2017
Ma merveilleuse copine MC m’a offert pour mon anniversaire le livre qui était en tête de ma wishlist : la dernière bande dessinée de Liv Strömquist, auteure suédoise inclassable, géniale, drôle et brillante, dont je suis absolument fan et dont les BD « Les sentiments du prince Charles » et « L’Origine du monde » sont parmi mes références et ont été des lectures importantes pour moi.
Dans sa dernière BD, « Grandeur et Décadence » , elle change de registre et ouvre sa réflexion à de nouvelles grandes questions actuelles, comme le capitalisme, l’extrême richesse, le règne absolu de la finance, les conséquences dramatiques de la croissance sur notre planète, le déclin de la gauche, les replis identitaires… Très difficile à résumer tant c’est dense et touffu, et intensément intéressant. Des questions et thématiques évidemment alarmantes et très sérieuses mais toujours traitées avec humour et optimisme. En gros, bah oui c’est la merde, mais il y a des choses à faire, faut ouvrir les yeux pour comprendre et identifier lesquelles, et puis se sortir les doigts du cul !
J’ai découvert dans la BD un concept que je ne connaissais pas (ou qu’en tout cas je ne savais pas défini comme tel), c’est le « moralisme », concept développé par Wendy Brown (la minute Closer du jour : Wendy Brown en fait c’est la meuf de Judith Butler, elles doivent pas s’ennuyer ces deux-là ! J’aimerais bien être une petite souris pour aller écouter leurs discussions de fin de soirée, celles où on refait le monde t’sais..)
Donc en gros, Wendy Brown, elle explique que les forces progressistes actuelles ne croient plus véritablement qu’une véritable refonte politique soit possible. En occident, le rouleau compresseur de l’ultra-libéralisme économique a écrasé toutes les autres idéologies et la gauche aurait en fait perdu la foi en la possibilité d’une véritable alternative à l’ordre dominant actuel.
On rêve, on a des idées, mais on n’aurait finalement pas d’espoir concret de vivre le changement social que l’on projette. D’après Wendy Brown, « en l’absence de projets concrets, les forces progressistes trouvent refuge dans le moralisme ». En gros, puisqu’elles se sentent impuissantes et désemparées, les forces progressistes se limitent à émettre des jugements moralistes et réprobateurs sur les autres (la droite, les méchants) plutôt qu’à agir. Les « forces progressistes » (impuissantes & désemparées toujours), au lieu de porter un projet de société moral et enthousiaste, attendent plutôt que d’autres fassent une proposition politique, puis après critiqueront cette proposition parce qu’elle sera soit très mauvaise soit de toute façon imparfaite.
Le moralisme entraîne ainsi en fait une attitude réactive plutôt qu’active. Certains mots, arguments ou actes sont condamnés d’emblée et ça restreint le débat et la possibilité de discussion et de progression. En gros, les « forces progressistes » ne sont pas d’accord que certains ne soient pas d’accord avec elles, et ce sont elles-même qui se comportent de manière réprobatrice, ferment le débat et empêchent ainsi toute possibilité d’avancer.
Liv Strömquist explique qu’une autre caractéristique du discours moraliste (et c’est là-dessus que j’ai envie de rebondir par rapport à une problématique qui me posait question), c’est de se focaliser sur certaines personnes, prises individuellement, qui incarneraient l’ordre établi et tout ce que l’on veut combattre, comme racisme, le sexisme, l’homophobie etc. – et de réduire tout simplement le mal à ces cas isolés.
Elle continue : « Ainsi, les individus qui se sont rendus coupables de certaines actions ou déclarations sont-ils traités comme des symboles de toute une structure d’oppression. Du coup, ils sont culpabilisés avec une extrême dureté et deviennent l’objet d’un rejet moralisateur. » (Tiens tiens.. Ca ne vous fait pas penser à quelque chose / quelqu’un ?)
Elle continue toujours : « Ce qui est intéressant, c’est qu’on trouve ces controverses moralistes surtout dans les milieux culturels et médiatiques. (…) On agit comme si les injustices sociales découlaient de la faillite morale de certains individus, au lieu de reconnaître qu’elles sont le résultat d’un processus historique de construction culturelle, politique et socio-économique du pouvoir. Cette focalisation sur les individus favorise des prises de position politiques qui ne ciblent que des faits et gestes purement symboliques. Tout cela empêche, bien évidemment, de parler des causes réelles d’injustices sociales profondément enracinées. »
Tout ça résonne effectivement avec des comportements, des réflexes, des réactions qu’on peut observer en général (même s’il y a également, je trouve, et heureusement, des contre-exemples à cette théorie). Mais ça entre évidemment en résonance là maintenant tout de suite à mes yeux avec l’affaire Cantat, qui fait couler tellement d’encre et cristallise tellement les passions ces derniers jours que franchement on ose à peine lever un demi auriculaire pour au moins essayer de comprendre et de replacer les choses dans leur contexte face à la meute hurlante.
Je suis moi-même tiraillée entre deux opinions contradictoires depuis quelques jours (et tellement de nuances entre les deux) parce qu’il y a d’une part l’évidence de la nécessité du combat féministe. Dans un sens, c’est pas mal que pour une fois la meute hurle un peu contre les violences faites aux femmes. Je trouve que si toutes ces voix qui se lèvent aujourd’hui contre le fait que Bertrand Cantat fasse la une des Inrocks peuvent attirer l’attention sur les violences multiformes, les inégalités, les restrictions de tous types et à tous les niveaux que subissent les femmes – et si ça peut permettre de remettre sur le devant de la scène la nécessité de ces combats féministes multifacettes (faut avouer qu’on ne sait toujours pas où donner de la tête alors qu’on nous rabâche pourtant qu’on doit quand même s’estimer heureuses), alors oui. Oui, si ça peut aider un plus grand nombre à s’interroger sur les causes du paternalisme, à déconstruire en profondeur les structures d’une société qui permet à ces violences, ces oppressions et ces inégalités de se développer, oui si ça permet d’amener si pas des réponses au moins des questions à ce sujet, alors oui, encore une fois, c’est une bonne chose que l’on s’insurge contre cette Une.
Mais d’autre part, Bertrand Cantat a reçu la punition que la loi lui a infligée pour le crime qu’il a commis, il a purgé sa peine et il est en droit maintenant de se réinsérer, et donc d’exercer son métier. Je ne suis pas dans l’argument (que je trouve absurde) qui voudrait qu’on dissocie l’artiste de l’homme, au contraire. Est-ce que je le « défends » parce que j’aime sa voix et ses mots, parce que j’aime Noir Désir et Détroit et que je veux simplement me déculpabiliser d’avoir envie de le suivre encore, malgré l’horreur du fait que Marie Trintignant soit morte sous ses coups ? Ou est-ce que c’est aussi parce que je suis pour le pardon, pour le droit à une deuxième chance, à la rédemption ? Est-ce que j’essaie de le comprendre parce que j’éprouve une sorte de compassion pour lui en imaginant sa culpabilité immense qui doit s’ériger en une prison intérieure infranchissable, qui sera la sienne jusqu’à la fin de sa vie ? (Sans nier/oublier toutefois que Marie Trintignant, elle, n’a même plus la possibilité de la culpabilité). Est-ce que c’est parce que je suis contre le fait de mettre des gens dans des toutes petites cases dont ils ne peuvent déborder et que considérer Bertrand Cantat uniquement comme un meurtrier serait le voir à travers un prisme qui est bien réducteur à mes yeux ? Est-ce parce que « rien de ce qui est humain ne m’est étranger » et qu’une partie de moi peut (sans l’excuser ni la défendre) comprendre la violence ? Est-ce que c’est en réaction justement à ces discours tellement haineux, ces doigts tendus, ces pierres jetées, qui (bien que je comprenne d’où ils surgissent) finalement m’horrifient également ?
C’est ça qui me dérange je pense, et c’est pour ça que j’ai fait le lien avec ce « moralisme » décrit par Wendy Brown. Attention, je ne dis pas ici que la violence faite aux femmes est défendable ou doit être minimisée, au contraire. Simplement, je n’ai pas l’impression que l’opprobre jetée sur cette Une des Inrocks soit tellement constructive ou qu’elle permette une réflexion dynamique féministe profonde. On érige Cantat en symbole de la violence faite aux femmes et on lui crache dessus pour cela, mais est-ce qu’on s’interroge davantage sur les conditions qui permettent à cette violence d’exister ? Est-ce que c’est constructif, finalement, ce « bad buzz » ? J’ai lu quelques articles d’analyse un peu plus intéressants (comme par exemple celui-ci ou celui-ci) – et encore je ne suis pas d’accord avec tout -, mais globalement beaucoup des réactions à cette fameuse Une sonnent un peu creux et sont « moralistes » sans aller beaucoup plus loin.
Bref, j’ai souvent ce problème un peu schizophrénique de penser tout et son contraire simultanément. Je ne parviens pas à avoir de position tranchée et à défendre une seule opinion, au contraire mes pensées sont multiples et mouvantes et je suis susceptible de re-changer d’avis face à de nouveaux arguments que je trouverai pertinents puis de re-rechanger d’avis en les recoupant avec une nouvelle découverte, etc (mon côté influençable sans doute). En fait, j’aime bien quand les choses se construisent dans la nuance et en même temps je suis consciente que parfois peut-être il faudrait trancher davantage… ou peut-être pas, en fait ?