Brol #43 – Dita
Publié le 29 janvier 2020
Le 14 juin 2011, j’avais demandé à ma grand-mère Lucette Koeune de me parler de sa grand-mère à elle, mon arrière-arrière-grand-mère, donc.
Voici ce qu’elle m’a écrit :
« Dita. C’est ainsi que nous – Jean-Claude, Béatrice et moi – appelions notre grand-mère maternelle qui vivait avec nous à Harchies.
Elle s’appelait Augusta-Sidonie Quintin et était née à Stambruges en 1885, la 2ème de 4 filles. Son père était commerçant. A l’âge de 12 ans, elle partit en internat, comme ses sœurs, pour faire ses études secondaires. Après cela les 3 autres rentrèrent à la maison, pour se former aux tâches ménagères en attendant de trouver un mari mais Dita voulait devenir prof de math et de sciences (l’univ, il ne fallait même pas y penser, mais un régendat).
Le hic, c’est que si les écoles normales primaires accueillaient les jeunes filles, l’accès aux régendats était réservé aux garçons. Alors Dita, qui était très féministe – avant la lettre ! – se renseigna sur la possibilité d’étudier seule et de présenter les examens au jury central : aucune loi ne s’y opposait, même si cela paraissait tout à fait incongru aux yeux de beaucoup ! Quoi qu’il en fût, ses parents acceptèrent sa décision, mais à condition qu’elle poursuivît en même temps des études d’institutrice : en effet, s’ils pouvaient faire confiance à sa détermination d’obtenir le diplôme de régente, il n’était pas du tout certain qu’elle aurait la possibilité de se servir de ce diplôme ! C’est pourquoi elle s’inscrivit en 1ère année de normale primaire dans le pensionnat déjà fréquenté auparavant et obtint de la direction la permission d’utiliser à son gré la bibliothèque de l’établissement pour préparer le jury central.
(…)
Vint la session d’examens. Tout se faisait à Bruxelles… sauf l’exam de néerlandais qu’elle a dû aller présenter à Eekloo. Une grande distinction vint couronner le tout et Dita sortit du pensionnat, institutrice et régente. C’était tellement extraordinaire pour une jeune fille que lorsqu’elle rentra à Stambruges, la fanfare du village l’attendait à la gare !
Hélas, comme ses parents l’avaient prévu, elle ne put trouver un poste dans l’enseignement secondaire, fief masculin, mais elle était contente d’avoir été au bout de son rêve. Elle enseigna donc comme institutrice, d’abord à Quaregnon, puis à Harchies où elle rencontra mon grand-père.
Il y aurait encore beaucoup de choses à raconter, notamment sur ses activités au sein d’une troupe de comédiens-chanteurs amateurs qui jouaient toutes les opérettes du répertoire ; pas d’orchestre bien sûr à Stambruges, mais Dita accompagnait tout au piano, ce qui me vaudrait plus tard d’être bercée par tous ces airs qu’elle connaissait par cœur.
Elle fut aussi la 1ère femme d’Harchies à rouler à vélo, ce qui scandalisait les personnes âgées. Evidemment, les voitures n’existaient pas encore dans les années 1900-1915. Le vélo, c’était bien, mais comme il n’existait pas de pantalons pour dames, le cyclisme était une activité « osée » qui dévoilait un peu trop les jambes !
Bien plus tard – et cela je m’en souviens – au cours de la guerre de 1940-1945, elle mit sur pied un service de distribution de repas pour les personnes en difficulté, notamment les femmes des prisonniers de guerre, et pour ce faire elle n’hésita pas à mobiliser toutes les « huiles » d’Harchies, essentiellement les femmes d’ingénieurs du charbonnage. Et quand la commune avait besoin d’obtenir des Allemands une permission « à l’arraché », c’est elle qui se rendait à la Kommandantur à Mons où sa connaissance du néerlandais – et son assurance ! – lui permettaient de discuter d’égal à égal avec l’autorité occupante.
Voilà : tout cela c’était il y a un siècle et davantage. Le monde a bien changé mais le courage et l’esprit de décision sont aussi importants aujourd’hui qu’à cette époque révolue ! »
(ce n’est pas elle sur la photo, mais c’est comme ça que je me la représente).