Brol #52 – le chasseur tue les oiseaux

Publié le 15 septembre 2020

Je suis en train de lire « Tout ce que j’aimais » de Siri Hustvedt (si je peux me permettre un petit conseil : lisez tout d’elle). Deux personnages ont une discussion : Leo et Mark. A ce stade de l’intrigue, Leo a toutes les raisons de soupçonner Mark de lui avoir menti, de l’avoir mené en bateau et d’avoir profité de lui – alors qu’ils étaient très proches et que Leo lui faisait toute confiance. Leo est en colère et il lui en veut, il se sent floué, dupé, dépossédé. 

Après des mois de chassé-croisés et de fuite de Mark, ils s’expliquent enfin. Le genre de conversation transparente, où on se dit tout, où on va jusqu’au bout des choses, avec des mots forts et profonds. Le personnage de Mark, depuis plusieurs chapitres, est plutôt inquiétant. La lectrice que je suis ne comprend pas bien ce qu’il veut, ignore les raisons qui le poussent à agir mais constate qu’il sème le trouble. Il ment, vole, est mêlé à des histoires de violence, de disparition, peut-être même de meurtre, il fréquente des mecs qui font carrément froid dans le dos. Enfin bref, Mark est ultra angoissant sous des dehors un peu doucereux. Le style de gars qui fait s’allumer bien vite tous mes voyants rouges. 

Au cours de la conversation, Leo perd son sang-froid. Il place Mark devant ses contradictions et lui balance ses quatre vérités à la figure, sans prendre de pincettes, sans tourner autour du pot. Il prononce des mots d’acier et de verre, des phrases dures, violentes, blessantes, vexantes. Je me suis alors sentie glacée, limite un peu paniquée pour Leo qui à mes yeux à cet instant prend des risques inconsidérés face à Mark qui est potentiellement dangereux (oui oui bon ok d’accord je vis le truc assez à fond, je sais bien que c’est une fiction – n’empêche) : « Que va-t-il arriver à Leo maintenant ? Quelle va être la réaction de Mark ? Mark est dangereux, Leo, tu risques gros avec des paroles aussi dures. » Clairement, à sa place, jamais je n’aurais pris le risque de blesser un interlocuteur potentiellement dangereux. 

Et puis tout de suite après, ça m’apparaît, limpide : Leo se considère comme l’égal de Mark. Il n’a pas peur de lui. Il peut se permettre de lui dire les choses, de réagir à une attaque de sa part de manière proportionnée. Il ose avoir une discussion vraie avec lui parce qu’il ne se sent pas directement menacé par Mark. Il est en sécurité. Il sait, il sent dans son ventre, dans ses os, dans sa tête comme dans son corps que ce qu’il dit ne va pas le mettre directement en danger, ni physiquement ni d’aucune autre manière – il ne craint aucun retour de bâton. Mark ne le domine pas, Leo n’a aucune raison de s’auto-museler face à lui. Il lui dit ce qu’il a à lui dire sans trembler. 

Pour pouvoir dire les choses, réagir à une attaque, avoir des discussions d’égal à égal, il faut ne pas se sentir menacé. Il faut être en sécurité. Il faut savoir, et sentir au fond de ses os que ce qu’on va dire ne va pas nous mettre en danger. 

C’est pour ça qu’on serre les dents et qu’on ferme notre gueule. C’est pour ça qu’on laisse notre corps trembler, nos veines geler et nos voix s’éteindre. On ne prononce pas ces mots qui ricochent sur les parois de nos crânes et  hurlent dans nos bouches vides. Ils se perdent avant notre souffle, se fissurent avant d’atteindre nos lèvres parce que nous, on le craint, le retour de bâton. Parce que nous, on le sent dans nos os, le danger. 

A-t-on vu souvent – même dans la fiction – des femmes répondre avec sincérité et vigueur à des comportements ou des paroles déplacées face à un interlocuteur potentiellement dangereux ? Voit-on souvent des femmes oser des paroles justes et vraies si elles sont susceptibles de provoquer en face une réaction indésirable ? Où sont les modèles qui nous montreraient qu’on a tort d’avoir peur ?  

Si on veut répondre ouvertement, nommer un problème, une agression, des gestes déplaisants, des paroles indésirables (à toutes les échelles), si on veut dire, juste dire, des choses qui peuvent potentiellement déranger, il faut avoir la certitude qu’on est protégée, qu’on ne risque rien. Et ça, ça n’arrive jamais. J’avais d’abord écrit « presque » avant le jamais, mais non, ça n’arrive jamais. Il y a toujours, absolument toujours, un risque de retour de bâton, qui peut varier en taille, en intensité, en force de frappe, mais qui est présent, partout, toujours.

Même si on est entourée de personnes bienveillantes, même si on sait qu’on a raison, qu’on est dans son droit, qu’on ne fait qu’énoncer une vérité – même si tout ça. On part quand même perdantes, il y a toujours un grand déséquilibre dans la réception d’une parole de femme ou d’homme, dans la perception des actes des femmes par rapport à ceux des hommes. D’emblée, la société condamne les femmes et trouve d’avance des excuses aux hommes. On ne nous croira pas, on minimisera notre vécu, on sera les hystériques, on nous dira qu’on se victimise, qu’on exagère et dans un même mouvement à la fois parallèle et inversé on invoquera toutes les raisons possibles pour expliquer et excuser les gestes ou les paroles blessantes ou déplacées de nos interlocuteurs (dans le cas le moins grave). 

Je cherchais quoi dire pour soutenir Myriam Leroy, et Florence Hainaut, et aussi toutes les autres. Quoi dire pour rassurer ma belle-sœur, qui commence son master à l’école de journalisme et qui craint déjà l’ambiance graveleuse des rédactions et la difficulté de se faire une place dans ce métier, d’y être respectée. Quoi dire pour m’apaiser moi, qui me démène avec un syndrome de l’imposteur qui pèse deux tonnes, qui aimerais démêler des voies et déminer ma voix (ou peut-être est-ce le contraire).

Je crois que les mécanismes d’apprentissage du silence touchent les femmes en tant que victimes d’agression, mais pas uniquement. Même quand on n’est pas agressée, même quand on n’est pas victime, il faut bien reconnaître qu’on a globalement une fâcheuse tendance au silence. Silence qui peut vite nous enfermer comme une jolie cage transparente qui se referme sur nous et réduit nos possibilités d’envol. 

Sous un post de Myriam Leroy où elle explique que ce dont elle a besoin c’est du soutien public, de voix qui se lèvent, je lis un commentaire qui me paraît symptomatique : la personne ne souhaite pas prendre parti, pas ouvertement, pas entièrement, parce que les responsabilités sont sans doute partagées, que les choses sont certainement subtiles et que les enjeux le dépassent. Bien sûr que les enjeux le dépassent, bien sûr que les responsabilités sont multiples (les harceleurs sont le produit d’une société qui non seulement les engendre mais aussi les protège) – mais elles (les responsabilités) ne sont certainement pas à imputer aux victimes elles-mêmes. 

Il faut arrêter de ne pas oser. Il faut démonter un par un les mécanismes (conscients ou inconscients) qui permettent à des situations pareilles de perdurer et aux harceleurs d’entretenir leur impunité – et même, dans des tentatives de pirouettes ahurissantes, de se faire passer eux-mêmes pour des victimes. 

Bref, je crois qu’en tant que femme, en 2020, ça demande encore du courage, de lever la voix ou de prendre la plume. Que ce soit pour sa propre défense, pour celle d’autres femmes, pour s’exprimer en son nom, pour résister, pour exister. Rassemblons nos courages et nos voix pour dénoncer, refuser, se défendre, s’apaiser, s’aider, et, encore, et encore, s’encourager. 

Il tue les oiseaux
« pour que l’arbre lui reste » 
cependant que sa cartouche 
met du même coup 
le feu à la forêt. 

René Char