Brol #48 – aux confins

Publié le 13 mai 2020

Mon beau-père me demande si je peux écrire un Brol sur ce que j’ai ressenti pendant le confinement, comment je l’ai vécu, lui qui est dans le milieu médical, il voudrait savoir comment quelqu’un qui n’en fait pas partie a vécu cette période étrange, et bon, puisque j’ai une jolie plume, est-ce que je pourrais…

Que peut-elle dire ma jolie plume ? Que peut-elle écrire de ce confinement ? De ces journées, ces semaines que je n’ai pas voulu compter, dont je n’ai pas voulu égrener les heures, effrayée par ce faux décompte inversé, par cette addition tourbillonnante de journées toutes semblables.

Que peut-elle dire, ma jolie plume, de ces jours confinés, de ma vie engoncée avec celle de mon bébé dans un appartement comme rétréci, comment écrire mon corps et mon esprit boudinés dans ces journées étroites et longues ?

Il faudrait qu’elle parle d’abord du travail gratuit des femmes (celles qui cousent des masques mais aussi celles qui s’occupent des enfants, de la maison, des courses, du ménage, des repas, des lessives, du rangement, du tri, de rester en contact avec la famille, de penser à tout le monde, d’appeler les parents, grands-parents, d’écrire des cartes postales, de faire des bricolages, de préparer des activités, de, de, de). Ce travail transparent et répétitif, ce travail invisible, qui ne se montre que lorsqu’il n’est pas exécuté. Et la journée de travail (le vrai travail, oui, vous savez, celui pour lequel on est peut-être payées, nous aussi, celui qui contribue à construire notre identité, qui nous fait utiliser notre cerveau ou nos deux mains, celui-là, oui !), cette journée-là n’a même pas encore commencé, et pourtant il va bien falloir la caser quelque part également. Il faudrait qu’elle parle, ma jolie plume, de celles qui, comme moi, ont la chance d’avoir des hommes qui quand ils sont là cuisinent ou nettoient, qui partagent la charge mentale – la chance, encore, oui, je dis la chance, mais évidemment ça devrait juste être la norme – et puis aussi de celles qui l’ont moins, cette chance (a)normale.

Il faudrait aussi qu’elle écrive comment je me suis questionnée sur ce qu’on fait pour protéger les autres, ce qu’on subit ce qu’on accepte les dents qu’on serre les larmes qu’on ravale. Il faudrait qu’elle écrive la honte du renoncement, le malaise de l’observance, le trouble de voir la liberté si facilement arrachée, la culpabilisation si facilement injectée. Il faudrait aussi qu’elle dise la sidération et la fatigue, le manque de temps pour penser les choses, étouffée par la vie quotidienne avec un bébé qui a besoin de moi et de ma joie.

Il faudrait qu’elle parle de Maurice, tellement gentil et éveillé et curieux et doux et rigolo et chouette, et incroyable (je suis très objective, si si). Il faudrait que j’explique à quel point c’était une joie et un émerveillement de passer mes journées avec lui, de pouvoir m’en occuper au quotidien, à quel point ce temps volé à la crèche était précieux et riche pour lui comme pour moi, à quel point c’est incroyable d’avoir assisté à tant de ses premières fois, de l’avoir accompagné d’aussi près, de l’avoir vu et fait grandir durant ces deux mois. Mais pour être complètement honnête il faudrait qu’elle dise aussi à quel point les journées répétées seule avec un bébé sont longues et fatigantes, monotones, ingrates. Dire à quel point les promenades au parc sont nécessaires mais dire aussi que certains jours, préparer un sac, descendre nos 4 étages et sortir la poussette me paraissait juste insurmontable.

Il faudrait qu’elle dise mon impression de mollesse, la peau douloureuse, le travail bâclé, les mails en retard, l’impression de courir après le vide, les cernes profondes, les rides, les réveils gris, la culpabilisation. Il faudrait qu’elle parle de mon envie de logements communautaires, de vivre avec plusieurs familles, plusieurs générations, de pouvoir se relayer sans se mettre en danger.

Il faudrait aussi qu’elle écrive que j’ai retourné dans ma tête ce mot, ces mots, confinement, confiné.e.s, confit, confiture, confins (confins, ce mot si beau, à la lisière de tant de possibilités !), le néologiser en confinade, confinitude, confination, jusqu’à en perdre le sens. Il faudrait qu’elle explique que j’ai réfléchi à ses significations, à son étymologie, peut-être pour essayer d’y trouver du positif, d’en comprendre la racine et les raisons, d’en franchir les limites. Cum + finis, avec limites, et toujours revenir à cette idée de finitude, et à celle que cet enfermement, cet isolement nous renvoie à nos plus grandes fragilités, nos plus vertigineuses solitudes. Avoir aussi souvent l’expression « aux confins de la folie » qui tourbillonne dans ma tête.

Il faudrait qu’elle parle aussi de comment je me suis détestée, de mes pensées minuscules, mes comparaisons, mes jalousies, en regardant par la fenêtre des réseaux sociaux les vies des autres, remplies de temps parfois difficile mais aussi de temps pour penser et créer, de temps en famille, entourés et ensemble, de temps joyeux. Les images de soleil et de rires partagés, de livres dévorés et d’apprentissages devenaient douloureuses tant je me sentais seule, abandonnée, épuisée, débordée, enfermée.

Il faudrait qu’elle écrive le manque de temps pour me renseigner, m’informer, comprendre, comparer les faits et les points de vue, il faudrait qu’elle parle de ces articles dans ma liste « à lire » qui s’allonge, de cette vidéo envoyée par une amie qui attend depuis plus d’une semaine que je la regarde. Il faudrait qu’elle dise ma difficulté à me faire une opinion – politique, par exemple, en passant – ou à penser ce qui est en train de se passer, par manque de temps et puis peut-être surtout, vraiment, par épuisement. Par manque d’énergie pour la colère. C’est peut-être ça, le but. Fatigués, isolés, usés jusqu’à la corde et là, même la colère, qui normalement jaillit, saine et entière, ne peut plus être un recours. Trop fatigante, trop chronophage, tant pis pour elle et pour nous (je l’entends quand même gronder au loin, ouf).

Il faudrait qu’elle dise le soulagement de la crèche qui reprend et le questionnement persistant : suis-je une mauvaise mère de me sentir soulagée que quelqu’un prenne le relais, suis-je une vilaine mère d’avoir envie d’ajouter « enfin » à cette phrase ? Il faudrait qu’elle dise à quel point je pense avec envie à celles qui semblent n’être pas fatiguées, n’en avoir jamais marre, se satisfaire de cette existence de mère, uniquement mère, mère entière, mère océan. Envier aussi évidemment celles qui semblent savoir tout mener de front sans relais ni fatigue.

Il faudrait qu’elle écrive les envies de serrer mes amies dans mes bras, de feux de joie, de danses, de musique, de serrer mes amies dans mes bras, d’imprévu, de soleil, de serrer mes amies dans les bras, de rivières, de boire des bières au Brol, de rencontrer des inconnus, de serrer mes amies dans mes bras. (Par amies j’entends amies, amis, sœur, frères, parents, grands-parents, beaux-parents, baux-frères, belles-sœurs, beaux-grands-parents, cousins, cousines, etc.)

Il faudrait qu’elle écrive les bulles d’air, les respirations : les joies, les  libertés qu’on s’est accordées, la lumière dans ce champ de tulipes, Harmignies, les ami.e.s croisés, les promenades, regarder pousser les plantes et s’ouvrir les fleurs, les bons petits plats, les livraisons de traiteurs, le soutien à distance, les apéros Skype, Cécile qui garde un peu Maurice, les entendre rire de loin, li(b)re, le bain, les bouquets de fleurs livrés, les cartes postales, les dessins dans la boîte aux lettres, les cookies, la possibilité de savourer la chance d’avoir ma famille à moi.

Il faudrait qu’elle parle, ma plume, du fait que certaines de ces respirations m’ont fait tellement culpabiliser, il faudrait dire la peur d’être jugée par les voisins, la peur d’avoir chopé ou transmis, la peur la peur la peur la peur la peur. La grande grande peur pour Jean-Maurice, la peur pour Thomas, la peur pour les autres, la peur la peur la peur. Il faudrait qu’elle dise qu’au fond c’est ça qui me questionne le plus, cette peur partout distillée, qui s’est étalée partout, comme des petites billes de mercure qui courent se cacher dans les coins.

Il faudrait, oui, il faudrait qu’elle dise tout ça, qu’elle écrive et détaille, mais elle n’en est plus là, ma jolie plume.

Je réussis habituellement à voir les choses du bon côté, le verre à moitié plein, tout ça. Mais là, après deux mois de confinement, je me sens juste diluée dans le verre, je n’ai aucun moyen d’avoir une idée de son contenu, est-il vide, plein, je n’en sais rien. J’ai envie de dormir pendant 2 mois, et puis de revenir l’observer. Il sera sans doute à moitié plein, évidemment, rempli de nouvelles choses, d’idées, de changement. Dormir pendant deux mois, puis me réveiller nettoyée, fraîche, changée par l’expérience mais à nouveau capable de savourer la beauté du dehors, celle du dedans, la joie d’être seule et celle d’être ensemble.