Brol #44 – de pierre et d’os

Publié le 18 février 2020

Quand nous étions petits, nous allions assez régulièrement voir des spectacles proposés par les Jeunesses Musicales à l’académie où nous apprenions la musique. C’étaient des spectacles prévus pour faire découvrir diverses musiques du monde, et dont, du haut de nos 6, 8, 10, 12 printemps (ou deux de plus, ou deux de moins) on ne comprenait pas tout. Des spectacles de chants, danses ou instruments inconnus qui souvent nous interloquaient, dont on riait parfois, un peu par peur de l’inconnu, un peu pour amuser la galerie, un peu moqueurs pour l’une ou l’autre de ces deux raisons.

Je me rappelle très distinctement cette fois-là : c’étaient des inuits, des femmes inuits, comme directement sorties d’une crevasse de leur banquise, vieilles, la peau brune comme du vieux cuir tanné, leurs rides creusées dessinant des rivières sur leurs visages, leurs yeux sombres pétillant derrière la fente étroite de leurs paupières serrées, à la fois sages et malicieuses.

Elles avaient de longs cheveux lisses et étaient couvertes de fourrures, de peaux, de vêtements chauds, de parures traditionnelles. On crevait de chaud dans la petite salle surpeuplée et on les imaginait suer comme des boeufs sous leurs peaux de bêtes.

Elles avaient donné un concert-performance de leurs chants traditionnels, des chants de gorge, des kattajaq. Deux par deux, l’une face à l’autre elles éructaient, poussaient des cris rauques, gutturaux, poussant l’air hors de leurs poumons dans des râles puissants, sonores, rocailleux, presque brutaux.

Leurs dents pourries nous avaient fait ricaner, on les imaginait avec mon frère tomber dans les pommes l’une après l’autre sous leurs coups d’haleines respectifs. Elles chantaient, criaient, soufflaient, expiraient bruyamment, se balançant d’avant en arrière au rythme du tambour, leurs visages à moins de 10 centimètres l’un de l’autre.

Aujourd’hui, je repense à elles et mesure la chance de les avoir vues, qu’elles aient fait le trajet de la toundra à Quevaucamps, de leur banquise à nos villages.

Je termine « De pierre et d’os », de Bérengère Cournut, que mon ami Hugues m’a offert pour mes 30 ans. Une plongée dans cette culture inuite, à travers l’histoire d’une femme, Uqsuralik.

Ces derniers jours j’ai été comme nourrie par son destin, hantée par la vision d’Uqsuralik marchant dans le froid polaire avec sa petite Hila serrée dans son amauti (sorte de porte-bébé intégré dans une grande capuche en fourrure, cousue sur le dos du manteau de la maman), le froid mordant leurs quatre petits yeux vifs. J’ai été bercée par leurs marches, leurs chants, leurs joutes, leurs chasses, leurs esprits, leur magie, leurs amulettes de pierre et d’os, leur vie si proche des éléments, étroitement mêlée au froid, à l’eau, aux animaux, à la banquise.

Leur vie où les humains se rapprochent et se séparent en douceur au fil des saisons, tournoient, puis s’éloignent, glissent, passent d’une vie à l’autre dans un souffle rapide.

Le livre est une petite merveille, que je conseille à tous. Il est rythmé par plusieurs chants, comme ceux des femmes inuites des jeunesses musicales. Il se termine sur le chant de la femelle Ovibos, qui est « dédié au monde animal, à notre mémoire ancienne ainsi qu’aux pouvoirs incommensurables des femmes » :

Car naître ou mourir, cela est si proche
Les femelles le savent 
Qui naissent et meurent
Comme chaque être vivant 
Et qui deux, quatre ou huit fois dans leur vie 
Donnent naissance à un, deux ou quatre petits

Certains de ces êtres meurent, bien sûr
Mais ils font leur part du voyage
Personne ne les voit
Personne ne les connaît
Sauf leur mère qui, dans la nuit, 
Entend le souffle qui la traverse –
Et s’évanouit 

(…)
Dans cette bataille 
C’est à qui forcera le mieux 
Le désir et le passage 

Certains sortent en violence
Comme poussés par la tempête
D’autres prennent le temps 
De s’extraire lentement –
Engourdis par la glace

D’autres enfin renoncent d’eux-mêmes 
A venir jusqu’ici 
Tant il est doux de mourir
Au sein de sa mère 

(Et moi je pense alors
à tous les bébés qui meurent avant de naître
qui passent en nous
et soufflent de nos ventres à nos coeurs
encore longtemps, si longtemps après s’être enfuis)

(et je pense aussi à nous toutes, à nos ventres chauds et doux, je pense à ce qui s’éteint, au corps tout à coup désespérément vide, et lisse, quitté par l’âme minuscule qui s’y était blottie, je pense au sang et aux larmes, au sel qui creuse nos reins, et je pense surtout, surtout aux enfants qui viendront)