Brol #20 – remède à la colère

Publié le 30 octobre 2017

L’autre jour, je parlais de ma merveilleuse copine Mc qui m’avait offert la dernière BD de Liv Stromqüist.

J’ai la chance immense d’avoir plusieurs merveilles dans ma vie. Dont Marlène, qui m’avait également offert (grosse gâtée que je suis) il y a quelques temps déjà un livre-dictionnaire absolument génial intitulé Remèdes littéraires. Se soigner par les livres. J’étais dans une période difficile et un peu tristoune et elle m’avait dit qu’elle voulait que je ne sois plus jamais triste et que ça pouvait sans doute m’y aider. (Un peu à l’image des remèdes à la mélancolie d’Eva Bester sur France Inter.)

Dernièrement, j’ai parfois été en colère. Vraiment fâchée. Ce sentiment affreux qui naît de l’impuissance face à une réalité qu’on voudrait tellement différente. Cette petite explosion intérieure qui surgit face à l’incapacité d’accepter un état de fait sur lequel notre prise est trop faible. Ce petit morceau de monstre moche, vert et gluant qui peut prendre place entre deux mots au milieu d’un échange, au moment où on prend conscience qu’on ne parvient pas à faire entendre (sa) raison à son interlocuteur, qu’on ne se comprend pas, qu’on n’est pas sur la même longueur d’onde et que le consensus est une utopie. Que notre volonté, notre bienveillance, notre force, même notre amour ne sont pas suffisants. Que rien n’est suffisant, que les choses sont beaucoup trop merdiques. Alors y’a cette petite bête noire et poilue qui nous saute dessus et nous aveugle tout en nous donnant l’impression d’y voir plus clair.

La colère, quoi. Celle qui peut vous éloigner de vous-même et qui tisse des liens étranges et indéfectibles avec sa pote la tristesse.

Celle que j’essaie de tenir à distance, que j’ai appris à apprivoiser le plus souvent, mais qui parfois arrive sans prévenir. Et qui parfois, peut-être, aussi, est nécessaire si elle est motrice.

Mais ce soir, colère et tristesse, entrelacées, formaient un tissu sombre et compact. Alors j’ai sorti le fameux livre de Marlène.

Je vous recopie ici ce que Ella Berthoud et Susan Elderkin proposent comme remède littéraire à la colère :

« Parce que même après quatre-vingt-quatre jours consécutifs de mer dans son bateau sans prendre un seul poisson, le vieil homme reste joyeux et ne s’avoue pas vaincu. Les autres pêcheurs peuvent bien se moquer de lui, il ne se met pas en colère. Et même s’il doit désormais pêcher seul – car le jeune garçon qui l’a accompagné depuis l’âge de cinq ans, et qu’il aime, et qui l’aime, a été forcé par sa famille de tenter sa chance sur un autre bateau -, il ne garde aucune rancune dans son coeur. Et parce que le quatre-vingt-cinquième jour, il reprend la mer, plein d’espoir. 

Et même si, lorsqu’il parvient finalement à prendre un gros poisson – le plus gros qu’il ait jamais pris – et qu’il tire sur sa ligne si violemment que la peau de sa main est lacérée, il le laisse encore le tirer vers le large. Et bien qu’il demande dans une prière à Dieu que le jeune garçon le rejoigne, il Lui est reconnaissant de voir des marsouins s’ébattre autour de son bateau. Et même si cela fait un jour et une nuit, et un autre jour, qu’il lutte sans discontinuer, qu’il n’y a que lui et le poisson, et personne pour l’aider, il garde la tête froide. Et même lorsqu’il se trouve poussé plus loin qu’il ne l’a jamais été dans sa vie sur la mer, et qu’il se sent au bord du désespoir, il se raisonne, parce qu’il doit penser à ce qu’il a, et non à ce qu’il n’a pas; et à ce qu’il peut faire avec ce qui lui est donné. Et bien que sa main devienne si rigide qu’elle ne peut plus servir, et qu’il soit affamé, assoiffé, et aveuglé par le soleil, il repense aux lions qu’il a vus un jour sur la côte d’Afrique, dans une sorte de vision paradisiaque. 

Parce qu’il sait qu’il n’y a rien de plus grand, ni de plus beau, ni de plus nombre que ce poison qui continue à le traîner derrière lui. Et même lorsque l’animal meurt, et que les requins viennent le dévorer – d’abord un, puis une demi-douzaine – et que l’homme perd son harpon, puis son couteau, dans ses tentatives de les repousser ; et même lorsqu’il a arraché la quille de son bateau pour en faire un gourdin ; et même s’il ne parvient pas à sauver la chair du poisson, et que l’épreuve le laisse si harassé et faible qu’il est lui-même presque perdu; et même si, parvenant finalement à rallier la côte, il ne reste plus du poisson qu’un squelette, il accepte ce qui est arrivé. 

Il n’est ni brisé ni furieux, mais va se coucher, plutôt avec gratitude. 

Parce qu’en vous immergeant dans la simple et apaisante prose de cette histoire, vous vous élèverez vous aussi au-dessus de vos émotions. Vous rejoindrez le vieil homme dans son bateau, serez les témoins privilégiés de son amour pour le jeune garçon, la mer, le poisson – et vous laisserez ce livre vous remplir de paix et d’une noble acceptation de ce qui est, ne laissant pas de place à ce qui fut, ou à ce que vous auriez voulu qu’il advînt. Nous pouvons tous aller trop loin, mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas revenir. Et de même que le vieil homme trouve le bonheur dans sa vision des lions sur le rivage, vous pouvez aussi avoir la vôtre – peut-être celle du vieil homme, et de la façon dont il se raisonne. Après l’avoir lu, vous poserez l’ouvrage bien en évidence dans votre bibliothèque. Chaque fois que vous vous sentirez en colère, vous le regarderez. Vous vous souviendrez du vieil homme, de la mer, du poisson, et vous serez calme. »

Et du coup, là, rien que de lire ça, ça m’a calmée.

Et là, je me dis que j’ai une chance folle, mais genre vraiment folle folle.

D’une part, d’avoir les livres (ou apparentés) et la capacité de les éprouver.

D’autre part, d’avoir des merveilles comme Marlène dans ma vie.

Mes remèdes à tout, mes remèdes à moi.

J’avais aussi une fois noté une phrase d’Epictète sur laquelle je ne retombe plus. C’était quelque chose du genre que de toute façon il est inutile de s’énerver sur ce qui ne dépend pas de nous, qu’il faut juste l’accepter, et que ça permet d’être bien plus heureux. Edit, j’ai retrouvé, c’était de Descartes d’après Epictète : « Tâcher toujours plutôt à me vaincre qu’à vaincre la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde. »

Sur ce, je vais relire Le vieil homme et la mer.

Des bisous

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PS : en cherchant une photo pour illustrer ce brol, je suis tombée sur l’adaptation en BD du livre par Thierry Murat. Ca a l’air tout à fait canon ! Si jamais quelqu’un cherchait encore une idée pour m’offrir un cadeau d’anniversaire en retard… O:)