Brol #68 – la vie et les livres
Publié le 8 mars 2022
Bela m’a proposé une carte blanche ayant pour sujet “Maternité et création” : sujet immensément inspirant et qui m’a permis d’aborder des questions et des problématiques qui me sont chères – et puis des grandes joies, aussi.
Vive les femmes et vive les mères. Vous êtes des championnes et des déesses. Bonne grève à toutes !
L’article a été publié sur le site de Bela.
[…]
Il a rassemblé en une pile les trois ou quatre bouquins qui traînaient, épars, sur ma table de nuit. Il les a empilés, puis les a doucement posés sur le parquet, à côté du lit. Il a alors déposé son biberon et son doudou sur le bois clair du meuble de chevet, dans l’espace vide laissé par l’absence des livres, en prononçant ceci : moi je veux prendre la place de tes livres, maman. Moi-je-veux-prendre-la-place-de-tes-livres-maman.
S’il savait comme ses gestes précautionneux et sa phrase toute simple m’ont déstabilisée et ont ensuite virevolté entre mes tempes des jours entiers, des nuits entières. Ce que j’ai entendu dans ces mots prononcés par mon fils, c’était que mes lectures, mes projets d’écriture et de création prenaient une place qui aurait dû lui revenir, empiétaient sur son territoire, occupaient en moi un espace et du temps dont il avait besoin, que j’aurais dû lui consacrer.
En réalité, ce que j’ai entendu, c’est l’écho déformé de ce que la société projette sur nos maternités et leur impose : qu’elles évincent nos identités multiples, qu’elles les recouvrent et les remplacent, qu’elles soient absolues, totalitaires, parfaites. Ce que j’ai entendu, c’est ma propre représentation selon laquelle nous aurions à choisir entre maternité et création. Ce que j’ai entendu, ce sont mes peurs cristallisées, mes questions obsédantes : est-il possible de tout combiner, de tout avoir ? Des enfants et des livres ; des accouchements et des histoires ; un corps et des idées.
Virginia Woolf écrivait à Léonard, son futur mari, en avril 1912 : « Je veux tout – l’amour, des enfants, de l’aventure, de l’intimité, du travail. » Ils n’auront finalement jamais d’enfants mais son œuvre à elle, incontournable, contribuera grandement à mettre en évidence que les conditions matérielles qui déterminent la possibilité d’écrire et de créer sont peu accessibles aux femmes : avoir du temps, de l’argent et une chambre à soi. Ainsi, il n’est pas question d’avoir à choisir entre corps et idées, mais de conscientiser la nécessité que les besoins du corps soient non seulement assouvis mais également considérés, choyés, pour offrir aux idées l’espace et le temps dont elles ont besoin pour éclore et trouver forme.
Alors, on est bien d’accord : rassembler toutes ces conditions, c’est déjà – ou toujours – pas tout à fait gagné pour nous les femmes. Mais avouons qu’avec la maternité, ça se corse encore : on passe au niveau de difficulté supérieur. Nous vivons dans une société qui occulte complètement la charge physique, mentale et émotionnelle absolument colossale des personnes qui sont désignées pour s’occuper des jeunes enfants (spoiler : les mères). Depuis les cercles militants féministes dans lesquels la maternité est la grande oubliée de la pensée intersectionnelle jusqu’aux employeur.euse.s en passant par les autorités, tout se passe comme si donner naissance et accompagner de jeunes humain.e.s dans leurs premières années de vie était un non-évènement total. Démerdez-vous, les meufs, soyez des mères aussi parfaites que possible mais surtout continuez vos vies comme si de rien n’était, soyez productives, efficaces, disponibles. (Ah oui, et belles, aussi, bien sûr !) N’espérez pas qu’on vous aide, c’est à vous d’assumer. Fallait y penser avant. Bon, ok, ok, on va se démerder.
Dans Les Guérillères, Monique Wittig les appelle les « annexes » : nos annexes nous fatiguent, nous épuisent, on doit les porter et torcher et traîner partout, elles nous suivent et nous évident et nous éventrent et nous immobilisent et nous crèvent, mais on en redemande, et on ne peut pas s’en passer, de cette marmaille grouillante hurlante qui ne connait pas notre nom, qui l’a remplacé par un « maman » qui résonne dans nos oreilles en permanence.
Je l’aime bien, Monique Wittig, pour plein de raisons, mais certainement pas pour sa façon de considérer les enfants. Elle a raison, dans une certaine mesure : oui, ils sont omniprésents dans nos vies et leurs besoins sont impérieux. On enclenche ainsi bien souvent le mode survie : il faut avant tout trouver du temps pour dormir un peu, on joue au Tetris niveau expert avec notre agenda et notre espace domestique ; on oublie alors le rêve même d’une chambre à soi. On apprend à négocier avec nos propres besoins : celui d’écrire et de créer étant complètement auto-motivé et considéré comme égoïste ou farfelu, il passe à la trappe en un tournemain. Mais souvent, il se faufile, met le pied dans la porte : on formule des phrases dans le silence de nos têtes, on les retient compulsivement dans les notes de notre téléphone. On fait ça bien sûr dans les interstices : entre deux biberons, deux courses, deux lessives, deux repas, deux rendez-vous médicaux, deux heures du travail alimentaire dont on a besoin pour assumer tout ce qui précède. Sportifs, laborieux, acrobatiques : quelques euphémismes qui caractérisent nos quotidiens.
Ce qu’elle oublie, Monique, c’est que nos enfants sont aussi des personnes, des vivants : dès le début de leur vie en nous ils sont potentialités, intelligence, humanité. Ils existent tout à coup pleinement là où juste avant il n’y avait rien, et la possibilité même de leur existence est une sorte de miracle, une joie vivifiante. Ils sont personnalités, aussi, dont les traits s’affinent et se précisent au fil des mois et des années. Ils sont sources éclatantes d’histoires, d’images, de rêves, de réflexions. Leur regard neuf posé sur toute chose réinvente le nôtre, nettoie nos perceptions, secoue nos présomptions. Les mots qui peu à peu remplissent leur bouche les font habiter le monde de plus en plus pleinement. Observer un enfant entrer dans le langage, l’écouter façonner chaque jour un peu plus son rapport à la communicabilité et à la poésie de la langue est un spectacle absolument fascinant – sans doute encore davantage pour qui utilise les mots comme outil de travail.
Ils ont parfois des mots-sésames, surgis d’on ne sait quel royaume, d’on ne sait quelle couche de leurs rêves, qui nous guident, tracent des pistes ou ouvrent des portes. Il y a aussi leurs voix qui geignent, qui exigent, qui deviennent volcans en éruption. Leurs sanglots-cascades, leurs colères rouges qui nous poussent aux frontières de nous-mêmes, de nos incapacités, de nos propres impatiences et tristesses.
Donner naissance, c’est se rendre compte qu’il y a une forêt en nous, profonde et sombre et lumineuse. Plus que jamais, on cherche ses appuis, on tâtonne, un pied devant l’autre, un jour après l’autre, au-dessus d’un gouffre noir. On ne sait jamais ce qu’on fait, où on va, ce qui surgira, ce qui jaillira. Il en est ainsi avec les enfants comme avec l’écriture : on est chaque jour déplacé, on arrive là où on ne s’y attendait pas en suivant le fil des mots qui s’écrivent, le fil des enfants qui se vivent. C’est la même surprise, la même nouveauté. La même satisfaction parfois, le même désespoir souvent. La même tentation de la fuite, aussi, devant l’enfant comme devant l’ouvrage.
***
Collée sur le mur qui fait face à mon espace de travail, cette phrase d’Alice Ferney, tirée de son livre Grâce et dénuement, recopiée sur un morceau de papier que les années ont jauni : « Je crois que la vie a besoin des livres, dit Esther. Je crois que la vie ne suffit pas. » Il faudra que je l’explique à mon fils : la vie et les livres peuvent coexister, on ne doit pas choisir l’une ou l’autre.
Il y a quelques jours, je leur lisais une histoire. Un enfant sur chaque genou, bras tendus en avant, le livre calé contre la cuisse du grand frère d’un côté, contre le ventre de la petite sœur de l’autre. Il était question d’une amitié entre une hirondelle et un babouin. Je lève les yeux quelques secondes, étire mon dos douloureux. Mon fils me regarde, regarde sa sœur, sa petite main rose et sucrée posée sur le papier, il me regarde à nouveau puis rit de plaisir : « Regarde maman, elle a tourné sa première page ! », me dit-il. La vie et les livres, les livres et la vie.